Manifeste de la broussaille

 

 Photographies numériques et texte 2019

 


 
 
 
 



 

 

 

 
 
 
 
 
 
 

 







 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

La broussaille n'est ni une plante en pot, ni un panorama dont on fait les papiers peints. La broussaille, c'est le viscère du paysage. Ce n'est pas le paysage. C'est la fin du jardin.

Ce n'est pas fermé. Ce n'est pas ouvert. C'est entrouvert. Là où c'est sombre. Là où ça grouille. C'est là. On n’y entre pas. On n'y pénètre pas vraiment. On y taille un chemin impossible, c'est à dire on s'y aventure.

Ça grouille. On ne sait pas. Ça pique. C'est de l’Afrique en version blanche. En version petite. C'est de la petite brousse où l'on rencontre de petits lions et de petits morts. C'est comme une colonie d'insectes mais en version plantes.

La broussaille n’est pas un jardin, ou pas celui qu'on enseigne. Ce n'est pas cultivé, ce n'est pas ordonné. Ce n'est ni clos ni enfermé. Ça n'a pas de forme définie, ça n'a pas vraiment d'histoire. On ne trouve pas de broussaille au paradis. Ce n'est pas chez moi ni chez nous, ce n'est pas voulu, ce n'est pas là où l'on met des toboggans pour les enfants.

La broussaille n’est pas un paysage, ou bien pas celui qu'on enseigne. Il paraît que ça n'embellit pas le cadre de vie et ne contribue pas au bien vivre ensemble des urbains. La broussaille n'est pas considérée par l'union européenne comme un bien commun. D'ailleurs ce n'est pas un bien commun. La broussaille ne comprend pas d'horizon, ça ne se déploie pas devant moi entre ici et là-bas, ça n'est pas là où le ciel et la terre se rencontrent. Ça n'est pas dessiné par des hommes ni destiné à des hommes. Ça n'est pas un espoir ni un principe, ni un concept, ni un discours, ni une figure.

La broussaille n’est pas un espace public. Ça n'est pas là où je m'arrête pour pique-niquer ou faire la sieste. Pas là que je peux emprunter une « liaison douce » entre mon boulot et mon dodo. Ce n'est pas là où je manifeste mon mécontentement contre le gouvernement ou ma joie après un match de foot.

La broussaille n’est pas LA plante ni L'arbre. On ne sait pas où ça commence ni où ça finit, dans quel sens ça pousse, de quoi s'est composé ni comment s'est structuré. On ne dessine pas minutieusement une broussaille à la plume et à l'aquarelle. On ne peut pas cueillir ou récolter ou herboriser une broussaille, seulement en couper un morceau par ironie. On n'invente pas de broussaille et on ne lui donne pas son nom. On ne colle pas son visage contre une broussaille pour lui livrer ses secrets, on n'y inscrit pas son amour pour l'éternité. On n'offre pas de broussailles pour la St valentin. On ne saisit pas une broussaille à deux bras dans un élan de communion avec la nature. On ne rêve pas, on ne songe pas, on ne réinvente pas le monde à l'ombre d'une tutélaire broussaille. On ne plante pas de la broussaille dans son potager. On ne mange pas la broussaille. On ne pense pas à la broussaille quand on pense à offrir et à garantir des droits à la nature. 

La broussaille n’est pas un chemin. C'est ce qui nous empêche d'avancer, ce qui ne mène nulle part ou bien n'importe où, ce qui désoriente et résiste. Ce qu'on ne peut pas pénétrer, seulement tailler. C'est ce qui fait qu'il n'y a pas d'air devant nous pour porter le pas, la vue, l'envie, le visage, la prévoyance. C'est ce qui oblige l'homme à se baisser, à se tordre, à se blesser. C'est ce qui fait qu'aller dehors, qu'aller dans la nature, est parfois dur et violent et impudent. C'est ce qui fait qu'une ballade en plein air n'est pas forcément bonne pour la santé, ni le moral.

La broussaille échappe aux prés carrés. Ce n'est pas le terrain de jeu réservé des botanistes, ni des urbanistes, ni des paysagistes, ni des écologues, ni des participatifs, ni des mairistes, ni des sociétaires d'économies mixte, ni des artistes. Ce n'est pas le territoire exclusif des graffeurs ni des sniffeurs de gaz hilarants, pas plus que le refuge du crapaud calamite. Aucune espèce ne s'approprie la broussaille. La broussaille est une fange sèche où tout échoue et par où les vies ne font que passer. Le premier qui, ayant échoué dans une broussaille s'avisera de dire « ceci est à moi », et trouvera des gens assez simples pour le croire, sera le vrai pourfendeur de la société naturelle. Je ne connais aucun spécialiste, chercheur, professeur, connaisseur, collectionneur, médiateur, commissaire d'exposition ou critique de broussaille. Je ne connais pas d'expert, de collectif, d'association, ou de lobby parlant au nom de la broussaille. La broussaille est discrète. Elle ne parle pas, ne fait pas trop parler d'elle, et n'admet pas qu'on parle en son nom. La broussaille murmure.

La broussaille échappe au dualisme. Ce n'est ni naturel ni culturel. C'est aussi sauvage qu'artificiel. Ce n'est pas que végétal, mais pas vraiment animal, et pas tellement humain. Mais pas inhumain non plus. Ça n'a rien de technique, pas grand chose de divin. Ce n'est pas haut, ce n'est pas bas, mais pourrait-on qualifier cela de moyen ? Ce n'est pas propre, ce n'est pas sale, ce n'est pas structuré, ce n'est pas chaotique, ce n'est pas fort, ce n'est pas un « geste fort », mais ce n'est pas fragile, ce n'est pas mignon non plus. Ce n'est pas vraiment dangereux, mais vraiment pas confortable. Ce n'est pas beau, ce n'est pas laid, ce n'est pas bien, ce n'est pas l'horreur. Ce n'est pas ordonné, ce n'est pas anarchique. Ce n'est pas occidental, ni oriental, ni extrême oriental. Ce n'est pas un individu, pas une communauté, pas un peuple ni un club ni un couple, ni un genre. Ce n'est pas une forme, ce n'est pas informe. Ce n'est pas kitch, ce n'est pas à la mode, ce n'est pas innovant mais ce n'est pas has been non plus. La broussaille c'est la nuance obligatoire de nos catégories.

La broussaille n'est pas un beau dessin, ou plus précisément n'est pas le modèle idéal du dessin qu'on enseigne. Devant une broussaille, n'importe quel dessinateur sait qu'il ou elle n'a aucune chance. C'est pire que devant une fleur, pire que devant un arbre et même pire que devant la mer. Il est totalement impossible de copier une broussaille. Le dessin d'une broussaille n'a aucune chance d'être ressemblant. La patience que nécessiterait la copie d'une broussaille ferait mourir le trait, puis le dessinateur, bien longtemps avant son modèle. C'est pour ça que la broussaille est le modèle d'un dessin toujours réussi. La broussaille incarne l'impossibilité même de rater son trait, le motif idéal de la liberté de dessiner. C'est aussi l’impossibilité du coloriage, la joie de l'absence de perspective, la chance inédite de la profondeur. Pour dessiner les broussailles il faut pouvoir dessiner à la va-comme-je-te-pousse.